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Christian Morel Les
Décisions absurdes Gallimard, 310 pp., 21 A.
es fois, ça fait rire. Comme l'exploit de cet industriel
qui, fabriquant des montres qu'on peut lire dans le noir, met bien
des points luminescents tout autour du cadran et néglige de rendre
les aiguilles phosphorescentes, de sorte qu'on voyait les heures
mais qu'on ne pouvait pas savoir quelle heure il était. Ou encore
l'initiative de ces copropriétaires qui, pour lutter contre le
cambriolage, installent une fermeture sophistiquée à l'une des
entrées de l'immeuble, en laissant totalement ouvert l'accès de
derrière. Des fois, un peu moins. Comme le crash, en décembre 1978,
du DC8 d'United Airlines : concentrés sur un problème de train
d'atterrissage bloqué, les pilotes tournent et retournent au-dessus
de l'aéroport de Portland, sans se rendre compte qu'ils épuisaient
les réserves de carburant. Toujours est-il que, chaque fois qu'il y
a absurdité ou nonsense un pont sous lequel certains
camions ne peuvent pas passer, deux pétroliers que rien ne doit
diriger l'un vers l'autre et qui néanmoins se déroutent pour se
heurter, un rond-point au milieu duquel on a placé une jolie haie de
façon à ce qu'on ne voie pas les voitures arriver, etc. , la
raison se met aux aguets, traque son «ennemi intérieur», reconstitue
la façon dont elle s'est pris les pieds dans ses propres opérations.
Et elle s'alarme, après coup, d'avoir elle-même produit des
«monstres» qui défient son règne et son autorité. L'erreur est
instructive, certes, mais pas l'absurde, qui joue de façon si
subtile avec les lois de la raison qu'elle les rend folles. Rien
n'est plus déstabilisant en effet qu'une décision absurde, que cette
séquence d'études, de réflexions, d'expertises, de délibérations
due parfois à des équipes entières, à des dizaines de
personnes travaillant de concert et mettant en commun leurs
compétences qui fait agir avec constance et persévérance dans
un sens totalement contraire au but recherché.
C'est à une sociologie des «erreurs radicales et
persistantes» de ce genre que se livre Christian Morel dans
les Décisions absurdes. L'ouvrage est des plus sérieux. Pour
éclairer l'une des «énigmes du comportement humain et
social», il met en place une analyse cognitive, axée sur
l'examen des processus de raisonnement, une analyse «politique» au
sens large, mettant en évidence les interactions entre agents et le
caractère «collectif» d'une décision, ainsi qu'une analyse
«téléologique», plus spécialement appliquée pour étudier la façon
dont les individus «gèrent les finalités» et approchent (en
reculant) le but qu'ils se sont fixé. Une action peut se justifier
par un système de valeurs, par un processus d'autolégitimation ou
une méthode dite «incrémentale», qui vérifie pas à pas et ajuste si
nécessaire sa conformité au but. Dans la décision absurde, ces trois
formes de rationalité se brouillent ou perdent leur pertinence. Elle
est, en un sens, «diabolique», si le diabolique, quand le symbolique
unit, est ce qui scinde et sépare. Elle fait rire ou effraie, selon
qu'elle cause ou non des catastrophes. C'est pourquoi l'absurde a sa
meilleure place dans la littérature. Ou les «histoires» : «Ne
vous ai-je pas rencontré à Malmö ?» «Je n'y suis jamais allé» «Moi
non plus. Ça devait être deux autres.»
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