Absurde, l'initiative des associés d'Andersen à Houston
(Texas) de détruire à la broyeuse des documents comptables
d'Enron, leur principal client ? Ahurissante quand on sait
qu'un auditeur est le garant des comptes de son client, et
décision suffisamment grave pour mettre en péril l'existence
même du réseau Andersen dans le monde. Mais combien
d'entreprises et d'individus sont morts sur l'autel de
l'absurde ? Au palmarès des décisions incompréhensibles : la
volte-face du « Sea Star », un pétrolier sud-coréen qui
abandonna sans raison sa route normale le 19 décembre 1972
pour heurter de plein fouet un autre bateau. Autre bourde : la
décision d'un commandant de bord de la British Midland, le 8
janvier 1987, d'arrêter en vol le seul réacteur de l'avion qui
fonctionnait, ce qui a provoqué le crash. Enfin, cas d'école
de management : le 28 janvier 1986, la décision de la Nasa de
lancer envers et contre tout la navette « Challenger », malgré
les doutes des experts sur la fiabilité des joints des fusées
qui aident la navette à décoller. Explosion...
A qui la faute ? En général, pour les enquêteurs comme pour
l'opinion publique, c'est celle du patron et, dans le cas de «
Challenger », celle de la Nasa, coupable de ne pas avoir voulu
perdre la face. Mais cette analyse est un peu courte. Pour
Christian Morel, 53 ans, les grands faits d'armes de
l'absurdité ne naissent pas par hasard, mais de la conjonction
de plusieurs facteurs : fautes de raisonnement grossières,
perte de vue de l'objectif à atteindre et chocs des
interactions entre individus. Le manager peut être coupable,
certes, mais aussi l'expert, ainsi que le candide, ce tiers
insaisissable qui s'appelle souvent opinion publique.
Le plus inquiétant, dans l'affaire, à l'en croire, c'est la
tolérance dont bénéficie au quotidien ce type d'erreurs
absurdes. Les palais des gouvernants, les sièges des grands
groupes ou les cockpits des avions seraient-ils, chacun à son
tour, des variantes de la nef des fous ? Entretien.
LE POINT : Selon vous, qu'est-ce qu'une décision
absurde ?
CHRISTIAN MOREL : C'est une décision où l'erreur est
radicale ou persistante dans le cadre des codes culturels et
intellectuels de celui qui la commet. Il est des faits qui
peuvent sembler absurdes mais qui, en fait, relèvent d'une
certaine logique. Prenez les roues sans caoutchouc des
tracteurs des Amish, dans l'Ohio. Elles ont un sens : les
Amish, qui refusent le progrès, ne veulent pas que leurs
enfants utilisent les tracteurs comme des automobiles, et donc
les rendent inutilisables sur les routes. Cela a un sens. En
revanche, l'usage généralisé lors des réunions de transparents
dont tout le monde convient qu'ils sont « illisibles » relève
de l'absurdité. Comme est absurde la manie de tel groupe
international de prendre des décisions depuis des années et,
malgré toutes les mises en garde, à partir d'enquêtes
d'opinion fondées sur des échantillons trop petits et donc
invalides du point de vue de la statistique la plus
élémentaire.
LE POINT : Comment en vient-on à prendre ce type
de décision ?
C. MOREL : D'abord, il y a faute de raisonnement, et
ce même dans des milieux scientifiques. Prenez le cas de «
Challenger ». Si les joints étaient défectueux, c'est qu'ils
n'étaient pas conçus pour résister au froid. Les ingénieurs de
Morton Thiokol, le fabricant, n'avaient pas pris en compte les
extrêmes du climat de Floride. Pour eux, c'était un climat
doux. Or, le jour de l'accident, le thermomètre était descendu
à moins de 1 °C. Ils auraient pu pourtant avoir des doutes.
Lors d'un lancement précédent, effectué par grand froid, ils
avaient constaté que les joints avaient été endommagés...
LE POINT : Personne n'a envisagé le risque d'un
accident ?
C. MOREL : En l'espèce - mais c'est souvent le cas
-, il y a conjonction d'erreurs d'appréciation : à l'erreur
des experts s'est ajoutée celle de la Nasa, qui a sous-évalué
les risques d'échec. Quand les experts du fabricant se sont
inquiétés des effets du froid, elle ne les a pas crus. Et elle
a estimé qu'il leur revenait de faire la preuve du risque.
Faute d'avoir testé auparavant le phénomène, ils n'ont rien pu
prouver...
LE POINT : Mais la Nasa, le donneur d'ordre, a
pesé sur la décision ?
C. MOREL : Quand on pense absurde, on pense souvent
modèle technocratique, décision du chef prise en solo, sans
consultation du terrain. En réalité, on trouve toujours trois
agents : le manager, l'expert et le tiers, le candide. L'un ou
l'autre peut être tour à tour le producteur de l'ordre, le
suiveur, l'opposant, voire l'absent. Dans le cas de «
Challenger », l'expert n'avait pas les moyens de convaincre le
manager, et le tiers était absent du dialogue. En revanche,
dans le cas du drame de la transfusion sanguine en France,
entre 1983 et 1985, l'expert a imposé sa volonté au manager,
en l'occurrence l'Etat. Dans le cas de Tchernobyl, ce sont les
techniciens de base qui ont bidouillé le réacteur et qui ont
provoqué la catastrophe, la direction et les experts étant
absents.
LE POINT : On a l'impression d'un enchaînement
infernal qui mène à la décision absurde...
C. MOREL : Certes. Certains facteurs peuvent
accélérer l'erreur. Il peut y avoir anticipation croisée des
décisions, comme dans le cas de ces pétroliers qui se sont
percutés en mer d'Oman. Ils cherchaient tellement à s'éviter
qu'ils ont mal anticipé les décisions de l'autre et qu'ils se
sont coupé la route. Le silence joue aussi un rôle
fondamental. La décision de lancer « Challenger » a été
précédée d'une téléconférence entre la Nasa et Morton Thiokol.
Or, là, plusieurs des participants qui étaient inquiets des
risques sont restés silencieux.
LE POINT : Par peur de la hiérarchie ?
C. MOREL : Pas seulement. Le silence répond souvent
aux règles implicites des organisations. Quand on est
ingénieur, par exemple, on a tendance à ne parler que si l'on
a une bonne connaissance du sujet, si l'on a des données
chiffrées. Répéter une objection peut être perçu comme une
absence de maîtrise de soi. On peut aussi garder le silence
pour ne pas casser la cohésion du groupe...
LE POINT : Mais c'est absurde !
C. MOREL : Ce type de comportement a pour
conséquence de minorer les alertes. Lors d'un accident d'avion
récent, les pilotes qui manquaient de carburant à force de
tourner en l'air ont prévenu à plusieurs reprises la tour de
contrôle, mais avec un tel sang-froid que les contrôleurs
n'ont pas compris l'urgence de la situation, et l'avion s'est
écrasé.
LE POINT : Les acteurs n'ont pas conscience que
la situation est irréaliste ? Qu'ils sont en plein délire ?
C. MOREL : Souvent, les erreurs absurdes sont liées
à la perte de sens de l'objectif à atteindre. C'est le
syndrome du pont de la rivière Kwai : un colonel anglais qui a
résisté héroïquement sous la torture que lui infligent les
Japonais va tout faire pour construire un pont à l'usage de
ses ennemis. Dans le cas de « Challenger » est venu un moment
où la seule chose qui a compté était de faire partir coûte que
coûte la navette. Et même la direction de Morton Thiokol a
voté pour le départ. Contre l'avis de ses ingénieurs !
LE POINT : L'absurdité de masse, cela existe ?
Par exemple, peut-on dire que les 35 heures ou la retraite à
60 ans sont des décisions absurdes ?
C. MOREL : Oui pour ceux, salariés ou chômeurs, qui
avaient d'autres attentes. Oui en matière de financement des
retraites. Mais, en matière politique, les décisions sont
toujours soutenues à des degrés divers, et ceux qui doutent
finissent par accepter bon gré mal gré les situations.
Beaucoup aussi sont indifférents. Les décisions entrent dans
les moeurs et les institutions. S'instaure alors une sorte de
tolérance collective