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• LE MONDE DES
LIVRES | 30.05.02 | 18h51
Diaboliques machines à
erreurs
En décortiquant les
mécanismes d'erreurs étranges, dramatiques ou non, le sociologue Christian
Morel révèle de complexes processus de décision.
LES DÉCISIONS ABSURDES Sociologie des erreurs radicales et persistantes de Christian Morel. Gallimard, "Bibliothèque des sciences humaines", 314 p., 21 € . Mer calme.
N'allez pas croire que c'est une fiction. De tels cas existent réellement, en nombre suffisant pour faire dire à un expert américain : "La plupart des collisions ont requis une action énergique pour faire en sorte qu'elles se produisent."Ce sont des situations de ce genre qui intéressent Christian Morel. Comment se fait-il, demande ce sociologue, que des individus intelligents - professionnels compétents, responsables avisés - en viennent à prendre des décisions allant exactement à l'inverse du but qu'ils visent ? Chacun sait que l'erreur est humaine. Seul est diabolique, selon l'adage bien connu, le fait d'y persévérer. Par quelle diablerie ces experts se trouvent-ils donc conduits non seulement à décider tout à l'envers mais à poursuivre dans un si mauvais chemin, avec constance et détermination ? On se doute déjà que ces interrogations ne déboucheront pas sur l'examen de comportements individuels aberrants, relevant d'une quelconque bizarrerie psychologique, mais vers une analyse des processus de décision dans les sociétés complexes. PERSISTANCE FATALE Encore faut-il montrer, sur un nombre de cas suffisant et suffisamment divers, qu'il existe effectivement une catégorie de décisions où les acteurs s'ingénient à "agir de façon radicale et persistante contre l'objectif". Ce ne sont pas les exemples qui manquent, on s'en aperçoit vite en lisant Christian Morel. On en trouve dans les comptes rendus des catastrophes aériennes, comme celle du vol United Airlines 173 qui tomba dans la région de l'aéroport de New York- Portland, le 28 décembre 1978, après avoir survolé les pistes pendant plus d'une heure (dix morts). Le problème initial est venu du fait que les pilotes ne parvenaient pas à savoir si le train d'atterrissage était ou non correctement sorti. Ils ont donc tourné autour de l'aéroport le temps de s'en assurer, de faire mettre en place sur la piste les secours nécessaires, de préparer les passagers à un éventuel atterrissage d'urgence. L'appareil s'est écrasé à quelques kilomètres des pistes... faute de carburant ! Obnubilés par le train d'atterrissage (correctement sorti, en fait), les pilotes avaient oublié de surveiller ce point décisif ! On ne saurait énumérer toutes les situations prises en compte dans cette étude. Elles vont de cas spectaculaires et tragiques (l'explosion de la navette Challenger) à de multiples exemples empruntés à la vie quotidienne, tels que l'utilisation courante de transparents illisibles dans les réunions de cadres dirigeants ou l'existence d'une pendulette fluorescente, prévue pour être lue de nuit sans allumer, où l'on avait omis de rendre lumineuses les aiguilles ! Le plus important demeure évidemment le long travail d'analyse auquel Christian Morel soumet ce matériel pour comprendre les mécanismes produisant de telles erreurs. Quitte à décevoir ceux qui aiment les explications simples et les clés uniques, le résultat est complexe et ne se résume pas facilement. Il faut en effet prendre en compte le "bricolage cognitif" où se juxtaposent en chacun intuitions enfantines et connaissances scientifiques, le mécanisme collectif de fabrication de la décision, la formation d'une sorte particulière d'"étanchéité" de ces erreurs qui les soustrait à la rectification. C'est finalement une dizaine de modèles différents qui sont proposés pour rendre compte de l'ensemble de ces processus. Cadre dirigeant dans une grande entreprise industrielle, Christian Morel ne s'est pas engagé dans cette recherche singulière pour le plaisir de mettre en lumière quelques cas monstrueux. Les décisions absurdes permettent au contraire de mieux saisir comment se prennent les décisions "normales". Nous avons encore, bien trop souvent, tendance à les comprendre comme des choix individuels, opérés en toute connaissance de cause par des esprits libres et souverains. En scrutant avec minutie les dossiers de divers cas-limites ("le diable est dans les détails"), le sociologue montre comment la décision obéit en réalité à toute une série de contraintes cognitives et de procédures matérielles. On saisit pas à pas comment l'univers de la décision se clôt sur lui-même. Cette précision a un prix : les démonstrations sont parfois pesantes, et même par endroits franchement ennuyeuses. Toutefois, qu'on ne s'y trompe pas : dans cette contribution inclassable, mi-baroque et mi-austère, à la sociologie des décisions, une question philosophique de taille est mise en jeu. On commence en effet à entrevoir ici, concrètement, au cas par cas, comment se fabriquent des vérités. Les machines à erreurs sont aussi de diaboliques révélatrices. Roger-Pol Droit • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
31.05.02
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