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Christian Morel, sociologue de l'erreur
Directeur des ressources humaines chez Renault, il est le premier étonné du succès de son dernier ouvrage, "Les Décisions absurdes"

"LE BUREAU de Monsieur Christian Morel ? demande l'hôtesse. Donnez-moi une pièce d'identité, prenez un badge, passez le portillon, tournez à droite, longez le bâtiment, tournez deux fois à gauche, puis prenez la première à droite. Quand vous serez dans la cour avec un char et une petite maison, entrez dans le bâtiment X : le bureau de Monsieur Morel se trouve au 1er étage."

En ces temps de redécouverte de Play Time,difficile de ne pas penser à Jacques Tati en essayant de retrouver son chemin dans les bureaux labyrinthiques que Renault a conservés dans le vieux Boulogne. Face à la "petite maison",une dénomination bien familière pour l'atelier mythique de Louis Renault précieusement conservé dans un écrin de verdure, se dresse en effet le "bâtiment X", l'ancien siège social de la Régie qui abrite aujourd'hui la division véhicules utilitaires du constructeur. Dans son bureau, Christian Morel fait mine de s'inquiéter. "Vous n'allez pas faire mon portrait en tant que directeur des ressources humaines, j'espère. Parce que mon parcours professionnel est on ne peut plus banal. Il y a des centaines de DRH dans ce pays." Certes, mais, a priori, aucun autre n'est sociologue et auteur d'un livre ardu paru au plus mauvais moment - à quelques jours du premier tour de la présidentielle - mais qui, pourtant, s'est vendu à plus de 5 000 exemplaires en moins de trois mois.

Ironie de l'histoire : dans cette citadelle ouvrière où certains, à la fin des années 1960, rêvaient de voir les intellectuels s'engager aux côtés de la classe ouvrière, Christian Morel mène depuis la fin des années 1980 une double vie : celle d'un intellectuel, membre d'une équipe de direction. "Je suis fier et heureux d'être les deux à la fois", précise cet élégant quinquagénaire qui, comme tous les timides, choisit précieusement ses mots : "Je suis intellectuellement productif car je suis acteur dans une organisation. Je ne suis pas fait pour les réflexions abstraites."

Fils et petit-fils de militaire, Christian Morel a toujours été passionné par la sociologie et par les liens complexes qu'entretiennent les idées et l'action. Etudiant, il part aux Etats-Unis étudier les relations sociales. Mais parce qu'il se croit "incapable d'écrire autre chose qu'une thèse" et qu'il juge "la carrière universitaire trop lente", l'homme choisit le monde de l'entreprise. Nous sommes au début des années 1970. Les directions, encore sous le coup des accords de Grenelle et de la reconnaissance des sections syndicales, cherchent à humaniser leurs directions du personnel et à remplacer les militaires qui souvent les dirigent par des spécialistes du "social". Christian Morel fera donc ses classes chez Dunlop avant d'être responsable du département social de Saviem (devenu Renault Véhicules industriels, après la fusion avec Berliet). De cette double expérience naîtra un premier livre : La Grève froide.

"Je l'ai écrit car ce que je vivais de l'intérieur ne correspondait pas à ce que racontaient les sociologues ou les journalistes. Les négociations étaient décrites comme un processus où chacun fait un pas vers l'autre pour parvenir à un accord contractuel. J'avais plutôt le sentiment de vivre des négociations-manifestations. Les syndicats concevaient la négociation comme un moyen d'obtenir des avantages mais refusaient les contreparties. Et, comme dans les manifestations, ils répétaient toujours les mêmes slogans." Réédité en 1994, ce livre est aujourd'hui un classique dans la profession. "Même si ce modèle n'est plus dominant, il est utile pour comprendre les stratégies d'acteurs", observe-t-il.

Refusant une mutation à Lyon, Christian Morel entre chez Alcatel. Il y reste moins de quatre ans. "J'ai fermé une usine de 300 personnes. Cela s'est bien passé mais quand il a fallu supprimer 2 000 emplois dans une division, j'ai renoncé et préféré rejoindre Renault." Là aussi il doit fermer des usines : à Creil et Gennevilliers. Mais la direction y met les moyens et, "en partant d'une situation conflictuelle, nous sommes parvenus à signer un accord sur la fermeture avec les syndicats les plus durs : la CFDT à Gennevilliers et la CGT".

Dans le même temps, il écrit dans la revue Gérer et comprendre (Annales des Mines), un article consacré au "mal chronique de la connaissance ordinaire en entreprise". "J'ai essayé de montrer que, de l'extérieur, la connaissance du fonctionnement de l'entreprise est très faussée. Du coup, même les cadres ont une représentation injuste de leur entreprise car ils croient que les dysfonctionnements qu'ils observent sont exceptionnels alors que ce n'est pas le cas."

CONTE DE FÉES

La gestation de Décisions absurdes, sociologie des erreurs radicales et persistantes collectivesprendra plusieurs années. Une première mouture paraîtra en 1997 dans la revue L'Année sociologique. "Je suis passionné de documentation et je me suis toujours demandé pourquoi on commettait des erreurs humaines dans une activité aussi organisée que l'aviation civile. Du coup, j'ai lu une cinquantaine de rapports très détaillés sur des accidents d'avions. Deux m'ont passionné : celui d'un vol où le commandant de bord et son copilote ont arrêté le seul réacteur qui fonctionnait normalement et celui où, pour une raison technique, alors que la piste est en vue, les pilotes retardent l'atterrissage pendant plus d'une heure, et finalement l'avion s'écrase faute de carburant."

Honnête, Christian Morel reconnaît qu'il n'est pas davantage que les autres à l'abri d'une "erreur radicale persistante et collective", tant il est "difficile de convaincre les autres qu'il y a erreur". Mais, loyal, il ne mentionne jamais son entreprise même si l'on peut supposer qu'elle n'échappe pas à l'usage répandu de transparents illisibles, qui constitue l'une des parties les plus drôles de cet ouvrage par ailleurs très sérieux.

Vivant "comme un conte de fées" son succès éditorial, Christian Morel qui visait "un public de sociologues et non de management" en déduit que "l'ouverture d'esprit des cadres est plus forte que je ne le pensais. Les cadres et les ingénieurs sont prêts à ce qu'on leur apporte des connaissances et pas seulement des méthodes".

Une chose est certaine : tous les grands éditeurs qui ont refusé le manuscrit de Christian Morel devraient imposer la lecture de son ouvrage à leur comité de sélection.

Frédéric Lemaître


Biographie

 1948

Naissance à Waldkirch (Allemagne).

 

1974

Doctorat en sciences politiques.

 

1980

"La Grève froide" (Les Editions d'organisation).

 1987

Adjoint du directeur de la formation

chez Renault.

 

2002

"Les Décisions absurdes" (Gallimard, NRF).

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.07.02

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