IXE
GRAND PRIX DU LIVRE DE MANAGEMENT ET DE
STRATEGIEL'entreprise, continent
noir de la prise de la décisionRésumé:Attribué pour la neuvième
année consécutive, le Grand Prix du livre de management et de
stratégie a été remis le 28 février (au restaurant Petrossian)
à Christian Morel pour son ouvrage Les Décisions absurdes.
Sociologie des erreurs radicales et persistantes (Gallimard,
Bibliothèque des sciences humaines). Un choix qui révèle à
quel point est précieux l’apport des sciences humaines à l’art
du management…
“ Errare humanum est ! ” Rien n’est plus
banal dans la vie d’une entreprise que les dysfonctionnements,
erreurs, ratages de toutes sortes. Ce n’est pas par hasard
s’il a fallu inventer la “ qualité totale ” et le “ zéro
défaut ”. Des tonnes de littérature ont déjà souligné le fossé
qui sépare le processus de décision tel qu’il est décrit dans
tous les bons manuels et la réalité quotidienne, nettement
moins rationnelle, du fonctionnement de l’entreprise.
Mais
s’il est humain de se tromper, “ persévérer dans l’erreur ”
est diabolique. C’est justement cette persévérance qui
passionne Christian Morel, dont la double casquette de
sociologue et de responsable opérationnel dans une entreprise
– il est DRH de la division Véhicules utilitaires de Renault –
lui confère une légitimité particulière en tant qu’acteur et
observateur.
Son ouvrage s’intéresse uniquement aux
décisions absurdes, c’est-à-dire à celles qui sont contraires
aux objectifs poursuivis par ceux qui en sont les auteurs.
Parmi ces décisions absurdes, un nombre non négligeable se
distingue par leur caractère à la fois “ radical ” et “
persistant ”. Autrement dit, des groupes humains organisés
composés d’individus compétents s’ingénient à répéter
collectivement des mécanismes de décision qui vont
immanquablement à l’encontre de leur but initial.
A partir
d’exemples simples collectés dans des domaines et des
situations variés (accidents d’avion, collisions de bateaux,
vies familiales, vie de l’entreprise), Christian Morel
débusque trois types d’explications. D’une part ce qu’il
appelle les “ biais cognitifs ” conduisent à occulter toute
démarche analytique et à miser sur une probabilité de réussite
plausible. D’autre part, les mauvaises interactions
collectives (recherche d’un consensus à tout prix, silence des
experts…) aboutissent à faire passer l’harmonie du groupe
avant les objectifs fondamentaux. Enfin, la perte de sens
donne aux décisions les plus absurdes l’apparence de la
normalité. Dans le cas de Challenger, on a préférer lancer la
navette coûte que coûte, en minorant les signaux d’alerte,
plutôt que d’avoir fait déplacer des VIP pour rien ! On a
ainsi perdu de vue le but initial : réussir le lancement. Ces
trois types de comportement se combinent fréquemment pour
produire des catastrophes.
Christian Morel n’apporte pas de
solutions, ne donne pas de conseils ou n’a pas conçu de
méthodes susceptibles de permettre d’éviter les décisions
absurdes. Mais il est impossible à quiconque a eu un jour des
responsabilités dans une organisation de ne pas lire ces pages
à la lumière de sa propre expérience. Le plus étonnant, c’est
la très grande tolérance collective relevée par l’auteur
vis-à-vis des décisions absurdes. Gageons qu’il en ira un peu
autrement après la lecture de son livre !
Mention spéciale
du jury
Stratégie et esprit de finesse,
Guy Chassang,
Michel Moullet et Roland Reitter (Economica)
Les géomètres
raisonnent correctement, mais uniquement à partir de principes
bien établis. Qu’ils manquent de finesse et ils risquent de
raisonner faussement, même à partir de leurs bons
principes…
Cette constatation faite par Pascal sert de
préambule et de fil conducteur à l’ouvrage de Chassang,
Moullet et Reitter sur le management stratégique. A l’instar
du grand philosophe qui souligne la nécessité de penser à
partir des outils de la rationalité mais aussi du “ bon sens
commun ”, le propos des auteurs consiste à métisser le
management stratégique avec les sciences sociales. Leur livre
se fonde, disent-ils, sur “ la conviction qu’il est plus
rationnel pour un dirigeant de s’appuyer sur une approche
scientifique dérivée des sciences sociales que sur l’approche
mystique ” développée par les créateurs de concepts
managériaux. A partir de cette posture, les auteurs élaborent
une véritable démarche d’intégration entre les dimensions “
business ”, organisationnelle et psychosociologique de
l’entreprise.
François Glemet : “ Notre mission est de
faire progresser la réflexion ” (François Glemet est directeur
associé senior de McKinsey & Company.)
Votre cabinet
est depuis neuf ans le fidèle partenaire du Grand Prix du
livre de management et de stratégie. Qu’est-ce que ce prix
représente pour vous ?
Quand on fait, comme nous, un métier
d’idées, faire progresser la réflexion fait partie de notre
mission. C’est même la moindre des choses. Or les bonnes idées
sont partout. Ce prix est l’occasion de les faire circuler
plus largement et d’apporter aux managers les outils les plus
en phase avec les nouveaux enjeux auxquels ils sont
confrontés.
Seuls les livres francophones peuvent
concourir. Est-ce un pied de nez aux auteurs anglo-saxons
?
Pas du tout ! Il existe dans l’univers du management le
même phénomène que dans d’autres domaines de la recherche : on
observe une très nette prépondérance des concepts venus
d’outre-Atlantique. Si ces concepts sont acceptés et appliqués
mondialement, c’est évidemment parce qu’ils sont pertinents.
Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas apporter des
adaptations ou des manières de voir relevant de notre culture
et d’un environnement économique différent. Le modèle de
pensée du Vieux Continent fonctionne depuis deux mille ans. Il
a évidemment sa pierre à apporter au débat stratégique et
managérial. C’est le sens de ce Grand Prix.
Quels sont les
critères de sélection ?
Parmi une abondante production
éditoriale, nous retenons les ouvrages qui concilient un haut
niveau de réflexion, une originalité dans le propos et une
possible application dans l’entreprise. Entre les généralités
académiques difficilement applicables et les manuels
méthodologiques, le chemin est parfois étroit…
Qu’est-ce
qui vous a frappé dans les sélections et les lauréats des
dernières années ?
Un appétit des dirigeants pour la
dimension sociologique, psychologique et comportementale du
management. On a ainsi primé des livres comme Le sociologue à
l’écoute du manager ou N’obéissez plus !. On se rend de plus
en plus clairement compte de l’importance des valeurs et des
cultures dans la réussite ou l’échec des organisations. Les
comportements priment sur les organigrammes ou sur les
procédures.
Le livre de Christian Morel s’inscrit-il dans
cette dimension ?
Cet ouvrage, qui n’est pas à proprement
parler un livre de management, s’interroge sur la façon dont
les groupes humains, dans les entreprises ou ailleurs, peuvent
prendre collectivement des décisions absurdes. A ce titre, il
s’adresse au premier chef aux dirigeants, dont la première
responsabilité est de prendre des décisions. Les exemples et
les mécanismes analysés par Christian Morel remettent en
question nos certitudes cartésiennes et rationnelles typiques
de notre culture.