Pourquoi la navette
Challenger, qui a
explosé en janvier 1986, a-t-elle été lancée alors que les
ingénieurs avaient signalé les joints défectueux ?
Pourquoi deux pétroliers, que rien ne destinait à se
rencontrer, ont-ils modifié leurs trajectoires jusqu'à se
télescoper ? Pourquoi une assemblée de copropriétaires
décide-t-elle, pour lutter contre les cambriolages à
répétition, de ne fermer qu'une seule des deux entrées de
l'immeuble ? Ou, plus ordinairement encore, comment un
groupe de quatre amis en vacances se retrouve un jour de
canicule à cuire dans une voiture pour aller visiter un site
touristique alors que chacun aurait préféré rester
tranquillement affalé dans le jardin... L'erreur est humaine,
certes, mais diabolique lorsqu'on y persévère. C'est cette
catégorie d'absurdités qu'étudie le sociologue Christian
Morel, ces décisions par lesquelles « leurs auteurs
agissent avec constance et de façon intensive contre le but
qu'ils se sont fixé ». Les conséquences peuvent être
tragiques ou drôles, comme chaque fois que l'on découvre de
l'imperfection dans des rationalités trop étroites... en
particulier celles du management (Christian Morel est
également cadre dirigeant dans l'industrie). Par exemple, ces
« pièges de la coordination structurée » où tombent
des milliers de réunions, quand l'excès de technicité dans la
communication fait oublier le simple bon sens. Décision
absurde quand le groupe est plus bête que l'individu.
La démarche est astucieuse, le ton alerte, l'analyse
circonspecte jusqu'à l'ennui. On s'amuse, on s'intéresse, on
atteint parfois une saine perplexité devant le mystère de
l'action humaine. Et puis on retombe sur ses pieds, car
Christian Morel, si caustique soit-il, ne remet au fond rien
en cause. Il constate l'absurde et conclut, complétant
Camus : « lI faut imaginer Sisyphe en
société. »
Catherine Portevin
Ed. Gallimard, 316 p., 21 €.