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Sociologie
Quand la raison a tort
Certains mécanismes conduisent rationnellement à des décisions tordues.

Par Robert MAGGIORI

Le jeudi 25 avril 2002

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  Christian Morel
Les Décisions absurdes
Gallimard, 310 pp., 21 A.

es fois, ça fait rire. Comme l'exploit de cet industriel qui, fabriquant des montres qu'on peut lire dans le noir, met bien des points luminescents tout autour du cadran et néglige de rendre les aiguilles phosphorescentes, de sorte qu'on voyait les heures mais qu'on ne pouvait pas savoir quelle heure il était. Ou encore l'initiative de ces copropriétaires qui, pour lutter contre le cambriolage, installent une fermeture sophistiquée à l'une des entrées de l'immeuble, en laissant totalement ouvert l'accès de derrière. Des fois, un peu moins. Comme le crash, en décembre 1978, du DC8 d'United Airlines : concentrés sur un problème de train d'atterrissage bloqué, les pilotes tournent et retournent au-dessus de l'aéroport de Portland, sans se rendre compte qu'ils épuisaient les réserves de carburant. Toujours est-il que, chaque fois qu'il y a absurdité ou nonsense ­ un pont sous lequel certains camions ne peuvent pas passer, deux pétroliers que rien ne doit diriger l'un vers l'autre et qui néanmoins se déroutent pour se heurter, un rond-point au milieu duquel on a placé une jolie haie de façon à ce qu'on ne voie pas les voitures arriver, etc. ­, la raison se met aux aguets, traque son «ennemi intérieur», reconstitue la façon dont elle s'est pris les pieds dans ses propres opérations. Et elle s'alarme, après coup, d'avoir elle-même produit des «monstres» qui défient son règne et son autorité. L'erreur est instructive, certes, mais pas l'absurde, qui joue de façon si subtile avec les lois de la raison qu'elle les rend folles. Rien n'est plus déstabilisant en effet qu'une décision absurde, que cette séquence d'études, de réflexions, d'expertises, de délibérations ­ due parfois à des équipes entières, à des dizaines de personnes travaillant de concert et mettant en commun leurs compétences ­ qui fait agir avec constance et persévérance dans un sens totalement contraire au but recherché.

C'est à une sociologie des «erreurs radicales et persistantes» de ce genre que se livre Christian Morel dans les Décisions absurdes. L'ouvrage est des plus sérieux. Pour éclairer l'une des «énigmes du comportement humain et social», il met en place une analyse cognitive, axée sur l'examen des processus de raisonnement, une analyse «politique» au sens large, mettant en évidence les interactions entre agents et le caractère «collectif» d'une décision, ainsi qu'une analyse «téléologique», plus spécialement appliquée pour étudier la façon dont les individus «gèrent les finalités» et approchent (en reculant) le but qu'ils se sont fixé. Une action peut se justifier par un système de valeurs, par un processus d'autolégitimation ou une méthode dite «incrémentale», qui vérifie pas à pas et ajuste si nécessaire sa conformité au but. Dans la décision absurde, ces trois formes de rationalité se brouillent ou perdent leur pertinence. Elle est, en un sens, «diabolique», si le diabolique, quand le symbolique unit, est ce qui scinde et sépare. Elle fait rire ou effraie, selon qu'elle cause ou non des catastrophes. C'est pourquoi l'absurde a sa meilleure place dans la littérature. Ou les «histoires» : «Ne vous ai-je pas rencontré à Malmö ?» «Je n'y suis jamais allé» «Moi non plus. Ça devait être deux autres.»


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